Quelques siècles ont suffi aux collectionneurs pour se rendre compte que la reproduction sexuée ne suffisait pas à accroître leur nombre. Au contraire, ce procédé pourtant fiable ailleurs, ne leur donne rien ! S’il ne fallait compter que sur le mélange des gènes, la race des collectionneurs disparaîtrait…
Heureusement cette espèce semble se propager encore par génération spontanée. Toutefois, certains la suspectent de s’éteindre ; pourquoi ? Sans avoir la prétention de répondre à cette interrogation, nous allons essayer d’exposer quelques éléments de réflexion qui pourraient expliquer cette nouvelle extinction, comparable – peut-être en devenir – à celle qui frappa, il y a soixante millions d’années, nos amis les dinosaures, lettrés, eux aussi s’il en fut !
Collectionneur : fonte et érosion d’une passion
Toutes les collections ne nous intéressent pas, les institutions et les milliardaires nous ennuient, par contre notre sympathie la plus totale va aux humbles : aux gens qui rassemblent les éléments de la culture de tous les jours. Cet art qui échappe aux théoriciens alors qu’il forme le véritable honnête homme.
Si l’on considère les collections dans leur globalité, il est périlleux de dire que le nombre des collectionneurs décroit car, peut-être plus que jamais, on peut collectionner aujourd’hui n’importe quoi : de la fève pâtissière aux épaves d’aéronefs. Cependant, si l’on veut ne considérer que le corps constitué par des amateurs aux sujets anciens, on se rend bien compte que le nombre des philatélistes a diminué par trois en quelques années et celui des bibliophiles fond comme la calotte glaciaire ! Pour ce qui est des philatélistes, chacun s’accordera à dire que la poste a une grande responsabilité dans la disparition de ses admirateurs.
Le procédé constituant à développer la collection de timbres neufs, non circulés et l’émission de valeurs toujours plus nombreuses et coûteuses de façon à vider le porte-monnaie du philatéliste a porté ses fruits. Mais, pour ce qui est des amateurs de livres, est-ce que l’on peut, de même rejeter la faute sur la pratique éditoriale pour expliquer la susdite fonte ?
Non, nous ne le croyons pas. Car l’érosion a commencé il y déjà quelques années, avant que les éditeurs ne décidassent que pour se partager un gâteau en réduction, il suffisait de multiplier les parutions (1).
La SF, un genre mort ou vif ?
Les gens lisent encore, autant qu’auparavant, mais d’une façon différente et, en tout cas, sans plus s’attacher autant au support de leurs rêves ! Ainsi qu’en est-il de la SF ?
La science-fiction est un genre qui a obtenu ses « lettres de noblesse » par l’entremise du cinéma. Aujourd’hui nul ne s’aventurerait plus à exposer son dédain en prononçant une phrase aussi dédaigneuse que :
« Mais vous nagez en pleine science-fiction ! »
Pourtant la base des collectionneurs de ce genre ne cesse de se réduire, alors même qu’inversement sa présence cinématographique augmente considérablement. Témoignant ainsi, au passage, du manque de porosité des médias !
Jusqu’aux années 90, il existait un bataillon d’amateurs du genre qui le collectionnait, assez pour que l’on éditât deux ou trois catalogues de cotes et que certains libraires s’installassent sur ce créneau. Aujourd’hui, de ce bataillon il ne reste rien et plus personne ne collectionne la SF dans son intégralité. Même s’il en reste des secteurs encore fréquentés. Les Fleuve Noir à la fusée se disputent toujours alors que des séries plus prestigieuses sont oubliées. On s’arrache les volumes estampillés Star Wars, alors que les oeuvres plus ambitieuses de leurs auteurs mercenaires se mévendent.
Analyse d’une désaffection
Il faut croire que les temps ont changé, la chanson disait vrai. De multiples facteurs se bousculent pour expliquer cette désaffection. Les premiers qui viennent à l’esprit sont ceux du coût des livres et de la place disponible. Ces arguments sont bien réels, cependant ils ne nous semblent pas déterminants car, dans le même temps, un individu qui va rechigner sur une dizaine d’euros de papier imprimé va accepter un débours identique quand il sera au cinéma alors qu’il ne pourra conserver de cette dépense qu’un souvenir de plus en plus diffus et, au mieux, revoir plus tard une rediffusion saucissonnée de publicité à la télévision. Si l’on veut rester raisonnable tout en étant débrouillard, on peut parfaitement accumuler des livres sans se ruiner.
Tous nos lecteurs pratiquent, nous en sommes sûrs, la variété des sources d’approvisionnements. Quand on aime les livres on peut en trouver partout, en librairies de neuf ou d’occasion, mais aussi chez les soldeurs, professionnels ou sociaux, sans parler des multiples vides greniers qui égrènent l’année, voire même dans les poubelles ! (2) Il nous semble que le collectionneur n’est pas qu’un acheteur de nouveautés. Son goût le porte automatiquement vers des ouvrages épuisés (même l’amateur de Star Wars) et ces sources d’approvisionnement lui sont indubitablement familières.
Plus sérieux est le second argument, même si nous finirons par l’écarter : c’est celui de la place ; Il est vrai qu’un individu raisonnable ne peut se lancer sérieusement dans une accumulation dont le développement cubique dépassera (et parfois de loin) son espace vital, ou pire encore le volume de son appartement. Bien que vraie, en principe, cette affirmation a enregistré des anomalies que nous connaissons tous. Cela tend à prouver que, quand un amateur mute en collectionneur, il balaie lui aussi d’un revers de la main cet inconvénient. Et après tout il n’a pas tort, si la raison seule le motivait, à quoi bon accumuler des livres qu’il n’ouvrira plus ? Bref ce ne sont pas les impératifs économiques ou immobiliers qui freinent l’apparition de l’acte de collection, en particulier celui de la bibliophilie (3).
Texte versus image
A notre avis, le plus gros ennemi de notre espèce est le développement de nouveaux vecteurs de loisirs culturels. Tant que la littérature a régné en maîtresse sur les loisirs savants et qu’une prospérité économique se développait, plusieurs générations de collectionneurs populaires sont apparues. L’intérêt de ces groupes s’est déporté. Certes, on est passé des amateurs de romans populaires, des collectionneurs de reliures des rez-de-chaussée des journaux, aux conservateurs d’illustrés de bandes dessinées en peu d’années ; en moins d’un siècle, mais globalement tous ces gens appartenaient à la même espèce. Ils aimaient le papier imprimé.
Quand le cinéma est apparu, il fut très fréquenté mais nul n’envisagea d’en collectionner les pellicules. On ne les développait que pour le circuit professionnel et, même usées, elles ne le quittaient guère. La musique gravée imprimée resta aussi longtemps coûteuse et ne représenta jamais une menace pour nous, d’autant plus qu’il était possible de lire un livre en écoutant un enregistrement…
Les masses qui s’emparèrent des timbres d’affranchissement, le firent tout simplement parce que chacun recevait du courrier ! Nombreux furent les philatélistes qui ne se contentèrent jamais que de récupérer sans effectuer le moindre acte d’achat. Le collectionneur de livres n’en était pas là. Ce fut la différence fondamentale entre les deux ensembles. L’intérêt pour le livre se développa de façon incensée. Les révolutions successives, qui permirent des impressions de plus en plus rapides et de moins en moins coûteuses, inondèrent la population pendant plusieurs dizaines d’années jusqu’à ce que la télévision ne vienne s’immiscer dans ce jeu.
Complice tout d’abord, elle participa à un nouveau développement de la chose imprimée, mais bientôt, elle lui tailla des croupières. Ensuite, ce fut un déferlement sans fin de sollicitations qui éroda rapidement notre ordre. Chacun est à même de nommer nos ennemis, aussi nous ne nous attacherons pas à les décrire. En tout cas, de cet ensemble, d’abord tourné vers le livre, il se détacha déjà une fraction emportée par l’image.
Néanmoins en plus de cette dilution conjoncturelle, il nous semble qu’un facteur, propre au domaine, fut aussi en partie responsable de cet état de fait, de façon à ce que l’on n’ait pas la satisfaction simple et naïve de rejeter toute responsabilité sur les « autres » en se drapant dans la toge immaculée de la vertu culturelle !
De la multiplicité des segments
Aux origines quand on se rendit compte que certains lecteurs aimaient plus certains types d’histoires que d’autres, on s’arrangea pour les identifier, les baptiser et surtout les regrouper dans des publications dévolues. C’est ainsi qu’apparurent le roman policier, la SF, le roman sentimental, le western et ainsi de suite jusqu’à l’héroic-fantasy, la bit-lit ou l’urban fantasy et que savons-nous encore ? Dans un premier temps cette évolution fut des plus profitables, aussi bien pour les éditeurs que pour les lecteurs. Sans même parler des collectionneurs ! Enfin, ils pouvaient se livrer à leur passion en disposant d’un ensemble si défini qu’il les identifiait eux-mêmes ! Ce fut leur âge d’or même si les goûts évoluèrent.
Les nouvelles générations remplacèrent en nombre et en qualité les anciennes. Les zélateurs de Buffalo Bill cédèrent la place à ceux de Bob Morane. On ne se préoccupait pas encore de nombre à l’époque. L’explosion démographique, dopée par l’aisance économique, semblait vouloir donner une solution exponentielle à l’équation… mais, hélas le vers était dans le fruit.
A force de segmenter le domaine, on multiplia les étiquettes de façon à les exploiter au maximum, mais ce faisant, on coupa sans pitié nombre de branches à l’arbre des collectionneurs. A tel point qu’un jour, face à la concurrence agressive de l’image animée qui assurait l’essentiel des loisirs culturels des masses, on se retrouva avec des faiblesses structurelles qui, mathématiquement, amenèrent à l’extinction de groupes entiers de collectionneurs. Exit les amateurs de feuilletons, de fascicules, de journaux illustrés, etc, etc.
Équation d’une érosion
Nous avons évoqué un peu plus haut une équation ; poussons plus loin le modèle mathématique : de toute évidence le nombre de collectionneurs est une dérivée du nombre des lecteurs ! Si l’on conçoit aisément qu’il ne peut y avoir plus de collectionneurs que de lecteurs, on s’interroge quant à la relation exacte entre ces deux ensembles. A vrai dire cette fonction ne doit pas être similaire selon les genres étudiés mais peu importe, si l’on part d’un corpus de plusieurs centaines de milliers de lecteurs on a certainement plus de chances de compter de nombreux collectionneurs qu’à partir d’un ensemble de quelques milliers. Du moins en valeur absolue, sinon en pourcentage !
Si aujourd’hui on assiste à une érosion des ventes, ce postulat, nous laisse deviner sans surprise une lente décrue, plus ou moins proportionnelle, des collectionneurs ! Un exemple, a contrario, nous semble venir à point pour illustrer notre propos, d’autant plus qu’il est encore porteur d’espoir : Il existe en effet un secteur de la collection des imprimés qui est encore en expansion, c’est celui de la bande dessinée !
Le genre n’est pas né de la dernière pluie, il est plus que centenaire, pourtant il a mis des dizaines d’années à se stabiliser et à s’intégrer dans la culture populaire. A ce jour il est triomphant et, à condition de ne pas rentrer dans le détail mais ce n’est pas ici notre propos, il est encore en pleine expansion (4). L’éducation des masses terminées, le genre a généré quantité de fidèles qui, passées les premières générations, se sont cristallisés et se sont vus rejoints par de nombreux nouveaux collectionneurs attachés à des valeurs anciennes (l’édition originale et l’état du livre), mais aussi à des réalités actuelles (le prix élevé de l’objet, aussi bien en neuf qu’en occasion).
La BD, genre gagnant chez les collectionneurs
Cette constatation prouve bien que, quand on multiplie le socle de lecteurs on obtient un accroissement de la population des collectionneurs. Notre pays abrite de nombreux spécialistes en BD d’occasion alors que les spécialistes de la SF, voire même de la littérature policière, se comptent sur les doigts d’un manchot !
Le marché est soutenu par de très nombreux intervenants qui le rendent vivace et initiateur. Gageons que tant que cette situation durera, on aura des collectionneurs qui n’appartiendront pas qu’au clan des spécialistes nostalgiques. Bref qu’il y aura plus d’amateurs de BD que, par exemple, de rassembleurs de l’intégralité de la série des Blake et Mortimer, pourfendeurs de toute autre histoire dessinée !
Néanmoins, malgré tout ce qui précède et notre vanité, il serait grave de penser que les collectionneurs sont des sauveurs d’un genre, voire même des animateurs ou des référents ! Quand un petit groupe s’est mis à rassembler les publications Eichler (5) cela faisait déjà belle lurette que l’éditeur avait baissé son rideau ! Le bruit qu’ils firent n’anima que leurs réunions houleuses mais ne ressuscita rien.
Cette affreuse constatation nous amène à envisager une atroce possibilité : les collectionneurs ne serviraient-ils à rien ?
Notes :
1 : Principe économique strictement incompréhensible aux Béotiens !
2 : Authentique.
3 : Même si l’on a souvent séparé les populations d’amateurs de livres entre les bibliophiles et les « autres » nous ne pensons pas que la frontière entre ces deux domaines soit parfaitement tranchée. Les goûts ne se recoupent peut-être pas exactement, mais ces deux groupes sont plus proches qu’on ne veut bien le croire.
4 : Que les spécialistes nous pardonnent de ne pas rentrer dans le détail et veuillent bien nous suivre dans notre démonstration sans faire preuve de critiques trop vives. Nous aussi craignons beaucoup pour le futur. Le gâteau n’enfle presque plus, alors que les convives se multiplient…
5 : Et encore pas toutes les séries. Si Nick Carter, le Capitaine Morgan, Buffalo Bill et les autres westerns avaient bonne presse, les titres féminins, sentimentaux et larmoyants étaient moins considérés.
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