La première fois que j’ai eu l’occasion de découvrir le travail de Ken, c’était très précisément le 28 mai 2014, dernier mercredi du mois, cadence choisie par l’association Cdanslaboite pour organiser ses Mercredis photographiques, au 79 de la rue Bourbon (Bordeaux nord).
Pour cette 18 ème édition concoctée par l’équipe de défricheurs (eux-même photographes), d’artistes adeptes du numérique ou d’argentique locaux, étaient programmés ce soir là : Morgane Launay Photographe, Xavier Rey P h o t o g r a p h i e s, Aurélien Voldoire et… L’oeil de Ken.
Au menu : New York, un voyage au cœur de l’île Maurice et des portraits en noir et blanc, projetés sur écran, des gens de la rue à travers le regard de celui que je ne verrai pas et qui se résumerait à un prénom, doublé d’une très forte impression. Me faisant d’entrée, vierge de toute info biographique et sûrement influencée par le sujet traité, m’imaginer un photographe, un peu marginal sur les bords, sans âge, marqué par la vie, témoignant, via le medium de l’image, elle-même accompagnée d’un texte plein de sensibilité et de force, de ce qu’il avait vécu lui-même.
Sa page facebook ne m’en apprendrait pas plus sur lui. Après enquête je découvrirai qu’il s’appelait Ken Wongyoukhong, qu’il était né en 1978, qu’il avait grandi au Grand Parc et qu’il travaillait dans le prêt-à-porter masculin haut de gamme…
Le partage de ses photos sur la page facebook de My Global Bordeaux (le média ancêtre de Jugeote), puis sur celle de Jugeote entrainera dès lors, de la part de celui, dont très vite on constate qu’il est étonnamment simple, abordable et d’une gentillesse incroyable, quelques échanges et remerciements.
Son talent mis en évidence sur les réseaux sociaux, le buzz fait son oeuvre, et le photographe des invisibles, ou en tout cas de ceux que l’on ne veut pas voir, tombe dans la ligne de mire de la municipalité. Lors du forum social organisé à Darwin fin novembre 2014, quelques uns de ses clichés seront exposés en grand format à l’entrée de la Caserne Niel.
Mettant pour le coup son univers humain, si humain, à la vue de tous (skaters, bikers, associatifs, élus, badauds…), nous nous louperons encore, mais je rencontrerai sa maman, Josiane Groux, fière de ses 3 enfants Steeve et Floriane sur les lieux où son fils aîné, Ken expose.
Il faudra une 3ème occasion, la sortie d’un livre, pour qu’enfin, en chair et en os je vois, « celui qui ne tague pas, qui ne graffe pas, qui regarde, qui photographie donnant à voir l’autre comme différent, l’autre comme même. L’autre tout simplement »…
Une (vraie) belle personne que je remercie pour sa top dédicace à Jugeote 🙂
« Félicitations pour Jugeote ! Merci pour tes articles ! Pour ta vision du journalisme ! Merci d’avoir été un magnifique relais pour mon travail ! signé L’oeil de Ken »
Rencontre à la Machine à Lire pour son livre « Comme une ombre sur la ville »
Il est souriant Ken, dit bonjour, parle un peu vite, s’en excuse d’ailleurs, fait quelques petites blagues, se reprend, un peu stressé peut-être. Un peu stressé et surpris, sans doute, de se retrouver là, assis au milieu de la Librairie La Machine à Lire, à cette table, face à nos regards, face à nous, spectateurs, admirateurs de son travail, pour parler de son livre « Comme une ombre sur la ville », textes et photographies sur les gens de la rue, qui vient de paraître aux éditions Passiflore.
Surpris Ken, parce que sa démarche n’est, au départ, que spontanéité, curiosité, générosité.
Spontanéité car pour lui, métis guyano-chinois qui a grandi au Grand Parc, qui a fréquenté pendant toute son enfance une population d’origine sociale et culturelle très disparate, bercé par les paroles d’une maman qui lui a toujours appris à voir ce qu’il y a de bon dans l’autre, il aime tisser des liens, sans se poser plus de questions.
Curiosité car justement, il veut savoir qui est l’autre. Depuis son plus jeune âge, il a le sentiment que c’est le socle de sa vie. L’AUTRE, s’y intéresser, le connaître, échanger, s’en faire un ami.
Générosité, car c’est ce qui émane de lui et le définit. Il raconte qu’à 15 ou 16 ans, ayant reçu un manteau en cadeau, il l’a offert peu de temps après à quelqu’un qui, lui semblait-il, en avait plus besoin. Le partage lui est une évidence, si bien qu’aussitôt après cet acte impulsif, il organise des collectes de vêtements pour donner aux plus démunis.
Brouhaha à l’entrée de la librairie…
Ken se lève pour accueillir ses amis de la rue. Ils sont plusieurs, avec leurs chiens. Est-ce que les chiens peuvent entrer ? Les libraires hésitent un peu puis leur trouvent une place. Ils se couchent sagement en rond entre deux étagères de bouquins. Il faut dire qu’à l’extérieur, il fait vraiment un temps à ne pas en mettre un (de chien) dehors ! Les amis s’installent. Ken est heureux. Ça se voit !
Il avoue s’être toujours senti à part, attiré par ceux qui menaient une vie différente, alternative. Et puis il aime parler. Alors le soir, quand il finit son travail (dans l’univers de la mode), il s’arrête discuter avec ces gens qui vivent dans la rue. Il est bien habillé, parfois en costume, mais qu’importe, il est dans la simplicité, dans la sincérité. Alors les barrières tombent, le dialogue s’engage, les amitiés se nouent.
Isabelle Camus
L’Oeil de Ken
La photo ? Il en a toujours fait régulièrement, a changé pas mal de fois d’appareil et là… et bien il a le même que moi, un Sony Alpha 7 ! Il s’est même demandé, quand je l’ai pris en photo en début d’interview, si je ne lui avait pas piqué le sien !!!
La première photo ? La tristesse de Titi, un de ses amis, à cause de sa chienne, malade. Il avait peur qu’elle meure. Ken lui a alors proposé de les prendre tous deux en photo pour qu’il en garde un souvenir. Quelques jours après, il lui apporte la photo et apprend qu’en fait de maladie, la chienne était tout simplement enceinte !
C’est comme cela que Ken a pris l’habitude de photographier ses amis – avec leur accord bien-sûr. Car la photo vient toujours après la rencontre. Avec ces photos, il a ouvert une page Facebook « L’Oeil de Ken », pour créer une sorte de chaîne d’entr’aide. L’idée, c’est aussi qu’en regardant les photos, on puisse reconnaitre leur visage, qu’on vienne discuter avec eux, c’est aussi montrer une situation et provoquer des réactions. Créer du lien tout simplement. Et ça a marché. Il donne en exemple la belle histoire d’un couple avec un enfant qui a pu, par ce biais, trouver un appartement.
L’hiver dernier, Ken a passé beaucoup de temps avec un groupe qui avait installé un camp de fortune sous le Pont de Pierre. Il les nomme : J.P., Caro, Nat, Jo… Il prend des photos, en noir et blanc, dans la lumière finissante de l’entre chien et loup. En noir et blanc parce qu’il trouve que c’est plus parlant, que la couleur détourne un peu trop le regard de l’émotion. Il a partagé beaucoup : eux, leurs souffrances et lui, un deuil. Beaucoup d’affection et des bons moments. La vie dans la rue n’est pas toujours triste et sombre, il y a aussi des moments festifs et des rêves…
De la photo au livre
Ce sont les éditions Passiflores qui ont contacté Ken. Lui n’avait jamais pensé se faire éditer. Immédiatement saisies par l’intensité de ses photos, les éditrices ont voulu le connaître et parlent de la rencontre avec encore une très grande émotion. Et s’il accepte le projet de livre, l’exposition au Rocher de Palmer*, c’est aussi pour remercier ses amis de lui avoir donné autant qu’il avait envie de donner. Pour chaque photo, essentiellement des portraits, il écrit un texte, un témoignage qu’il rapporte, une phrase marquante, une anecdote, une description, à chaque fois touchante, magnifique.
Il demande à Pascale Dewambrechies, qui mène la rencontre, de lire quelques-uns de ses textes préférés. Il est ému, ses amis sont fiers et prennent la parole pour raconter des bribes de leur vie. Ken réussit ainsi le tour de force de rassembler et de faire communiquer des personnes qui se croisent mais qui jamais ne se parlent. Vincent raconte son séjour de routard au Laos, Christine, peintre de rue, dite « Tantine » parce que plus âgée et souvent protectrice, explique son projet d’investir un lieu où les artistes nomades pourraient venir peindre et exposer leurs oeuvres. Elle a déjà le nom : « L’Art’Evolution ».
Les langues se délient, les questions fusent, tous les livres partent… chapeau bas l’artiste !
Petite indiscrétion : désarmant de gentillesse et de romantisme, Ken a terminé la rencontre en rendant un hommage reconnaissant et amoureux à sa femme… mais nous n’en dirons pas plus… comme Jugeote, il fallait être là !
Petit bug : L’édition de l’ouvrage étant d’une qualité insuffisante pour restituer la véritable dimension de certaines photos, tous les livres achetés lors de la dédicace, dès lors effectuée sur une page volante par Ken, seront repris et échangés dès l’impression achevée.
*Les droits d’auteur et les ventes de photos exposées au Rocher de Palmer seront entièrement reversés à une association caritative et aidera à mettre en place le projet de « Tantine ».
Véronique Berge
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