Un lieu pilote à Bordeaux
Darwin, l’espace menacé
© Nicolas Delesalle //Article Télérama publié le 11/04/2017// Photos Rodolphe Escher
EXCLU WEB pour les ABONNÉS (ce que je suis depuis plus de 30 ans) – Restaurant, entreprises, skate park, boutique bio ou ferme urbaine cohabitent dans une ex-caserne bordelaise. Là, depuis 2012, s’inventent et s’expérimentent des solutions écologiques, un nouveau mode d’économie. Mais l’avenir de cet inclassable laboratoire est assombri par un vaste projet immobilier.
Depuis cinq ans, sur la rive droite de Bordeaux, dans une ancienne caserne désaffectée, se joue l’une des plus intrigantes expériences scientifiques de ce début de siècle. Aucune publication, aucun brevet n’est venu valider les résultats en cours, aucune blouse blanche ne circule dans ce drôle de laboratoire digne des cases de Blake et Mortimer, aucune machinerie ne s’y tient, aucun accélérateur de particules, aucun télescope. Le Darwin Ecosystème de Bordeaux est une expérience sociologique, protéiforme et insaisissable, qui a l’heur de ne ressembler à aucune autre.
Dans cet espace autrefois dédié à l’art de la guerre, puis longtemps abandonné au salpêtre des murs fissurés et aux herbes sauvages, des êtres humains tentent d’inventer un nouveau modèle d’économie frugale, résiliente et coopérative ; en neuf mots : une autre façon de vivre pour éviter le chaos. Hélas, à peine né, voilà l’Ecosystème menacé en partie par un projet immobilier de grande ampleur, l’aménagement de la ZAC Bastide Niel, en phase opérationnelle cette année, qui s’étend sur 35 hectares, dont 3,5 jusque-là dévolus aux activités de l’Ecosystème. Une partie des autorisations d’occupation temporaire données à Darwin n’ont pour le moment pas été renouvelées. Jusqu’alors, les créateurs du lieu vivaient sous la menace des bétonneuses, mais espéraient prouver que leurs idées valaient mieux pour la société qu’une volée de F3. Fin de la récré utopiste, place au BTP.
Deux cent quarante entreprises
Mais que fait-on concrètement à Darwin depuis 2012 ? On s’entraide, on échange des compétences suivant le chemin de l’économie circulaire. Dans ce quartier de la Bastide, longtemps déliquescent et ignoré par le Bordelais du super-centre, les Darwiniens co-travaillent (1) sur 5 500 mètres carrés de bureaux : deux cent quarante entreprises, PME, TPE ou entrepreneurs individuels se partagent un espace cosy qui hésite entre la « surf attitude » australienne, le campus Google et l’architecture berlinoise tout en retape. Six cents personnes bouillonnent dans ce tube à essai, à la recherche de solutions dans le domaine de l’économie créative (design, architecture, stylisme, numérique…), de l’économie verte (énergies renouvelables, ingénierie environnementale, recyclage, économie circulaire) et de l’économie sociale et solidaire.
https://www.youtube.com/watch?v=hiRB9fcBRWA
Chez Darwin, on rêve de limiter les effets désastreux de l’anthropocène (ère géologique caractérisée par l’avènement de l’homme tout-puissant) en fabriquant des hydroliennes et en mangeant des burgers bio dans le plus grand restaurant écologique d’Europe ; on fait du skateboard sur des rampes gigantesques ; on recouvre des murs défraîchis de graffs dignes des plus belles trouvailles du street art ; on a ouvert un club nautique sur les bords de la Garonne… L’épicerie locale vend des produits garantis sans pesticides et la grande halle accueille moult colloques.
Deux cent mille visiteurs l’été 2016
Le lieu est à la mode et le troisième le plus visité de Bordeaux (deux cent mille personnes y sont entrées uniquement pour les deux mois de l’été 2016). A l’incrédulité légitime qui pourra animer l’observateur pisse-froid devant un tel projet, la meilleure réponse sera donnée par Lotfi Kachroudi, géant de 2,05 mètres, qui dirige la sécurité du lieu et qui n’était pas le dernier à se gausser lorsque Darwin est né :
« Au départ, dans le quartier, les gens rigolaient de ce truc de “bobos”. Je croyais qu’ils se la racontaient. Mais avec le temps, j’ai compris. Ce n’est pas du vernis. Ils créent du travail. Et je vais vous dire : ça manque de Philippe dans le monde. Il ne voit que d’un œil, mais il y en a pas mal qui, avec deux yeux, voient moins bien que lui. »
Philippe ? Philippe Barre, cocréateur de Darwin, 44 ans, surfeur arcachonnais, tête brûlée, hyperactif, inclassable, ne répondant pas à ses mails – un seul œil mais d’une acuité phénoménale, l’autre crevé à 8 ans avec un cutter en construisant une fusée –, est l’héritier d’une famille qui a fait fortune dans la grande distribution. Il aurait pu passer une vie de rentier à rechercher les meilleures vagues à travers la planète, mais l’homme a préféré s’enquiquiner à résoudre tous les jours des équations insolubles. Entrepreneur dans l’âme, il a misé son pécule (1,8 million d’euros) sur Darwin, qui, avec l’aide des banques, en a coûté 20. C’est lui qui accueille la SNCF ou une école de commerce pour les séminaires abrités par Darwin. Lui qui fait faire le tour du propriétaire au maire de Québec, dont la curiosité, de l’autre côté de l’Atlantique, a été piquée par ce drôle de machin.
Une classe de seconde expérimentale
Depuis le mois de septembre, Darwin a encore ouvert une classe de seconde expérimentale, en attendant d’inventer tout un cycle scolaire fondé sur l’idée que les jeunes mammifères apprennent mieux en s’amusant. Ici, les déchets sont recyclés et les Darwiniens sont priés de faire attention à leur consommation électrique, qui provient de l’entreprise Enercoop, dont l’antenne régionale vit dans l’Ecosystème et qui vend une énergie propre issue du solaire et des éoliennes. Une formidable sculpture en bois, appelée le Vortex, signée Pier Schneider, décore la halle centrale où dorment des canapés récupérés et une table de ping-pong. Elle s’illumine plus ou moins, en fonction de la consommation électrique des habitants du lieu.
Chez Darwin, on accueille encore des migrants et des SDF ; on pratique le roller derby et le bike polo, des sports nouveaux ; on jardine dans une ferme urbaine, de la permaculture qui donne des fruits grâce au compost du restaurant. Emmaüs y a établi un « bric-à-brac », Pascal Lafargue, son dirigeant, a retrouvé chez Darwin la philosophie qui l’anime : « Réfléchir à la place de l’homme dans le système. » La cinquantaine d’associations abritées par Darwin apprennent à gagner leurs propres deniers, comme n’importe quel entrepreneur, sans subventions. Toutes ces activités associatives sont menacées par les promoteurs immobiliers et l’agacement de l’administration.
Car Darwin, sa belle pagaille et son bordel écolo-solidaire laissent cois les politiques et perplexes les administratifs, habitués aux cases dont s’affranchit le lieu. Alain Juppé, le maire de « l’ex-Belle Endormie », accompagne avec bienveillance l’expérimentation, mais est parfois fatigué d’arbitrer les conflits avec ses services. Chez Darwin, un même lieu peut servir de salle de cinéma, de conférences ou de sport : un cauchemar pour un rond-de-cuir amoureux de l’ordre administratif.
Et puis, il y a le béton, sonnant et trébuchant : « Ce projet est un ovni, admet Fabien Robert, adjoint à la Culture de la ville. Il participe au rayonnement de la ville et nous interroge sur la manière de mener une économie plus solidaire. Darwin, c’est la mouche du coche. Mais pour faire baisser les prix et aider les gens à l’accession à la propriété, il faut construire. “Promoteurs”, ce n’est pas qu’un gros mot. »
Musique le soir, colloques en journée
En attendant l’éclosion des grands ensembles en gestation sur la rive droite, en lieu et place de l’espace réservé à l’accueil des migrants, du jardin écologique et des terrains sportifs, en attendant, surtout, la décision de la mission de conciliation mandatée par Juppé, Darwin poursuit son étrange bonhomme de chemin. En septembre dernier, l’Ecosystème a organisé son deuxième festival de musique, Climax pour la planète. Trois scènes gigantesques, dignes des plus grands raouts musicaux, des groupes célèbres (Lilly Wood and the Prick, Air, De La Soul, Cassius) ; de la musique le soir, et des colloques en journée, avec pléthore d’ONG (Bloom, Bizi, Emmaüs, Colibris, Surfrider, France Nature Environnement, Greenpeace, Sea Shepherd). Autant d’acteurs de la cause réunis par Jean-Marc Gancille, l’alter ego écolo de Philippe Barre à Darwin…
Nicolas Hulot était là avec sa fondation : « Un séjour chez Darwin est un bain de jouvence dans un univers à l’énergie positive, qui détonne dans l’océan d’indifférence et d’indigence actuel sur les sujets environnementaux et humanitaires. » Jean-François Julliard, le patron de Greenpeace, ou Emmanuel Soulias, celui d’Enercoop, ne tarissaient pas d’éloges. Edgar Morin et Marion Cotillard, et leurs 136 ans à eux deux, étaient venus lancer l’appel de Darwin, une lettre ouverte aux candidats à la présidentielle afin qu’ils s’engagent à initier un plan de sortie de l’exploration et de l’exploitation des énergies fossiles pendant leur mandat.
Edgar Morin, grand fan de Darwin, nous avait expliqué son point de vue : « Aujourd’hui, on prêche dans le désert comme les socialistes du XIXe siècle, Marx, Fournier, Proudhon, ignorés par l’intelligentsia de l’époque. Mais un jour, on sortira de ce somnambulisme généralisé. Ce qu’ils font à Bordeaux, cela devrait exister partout, se généraliser. Il ne faut pas perdre espoir ; rappelez-vous les mots de Holderlin : “Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve”. »
La pression du béton
Las, l’appel a fait « pschitt », le festival, le premier de cette importance à Bordeaux, a laissé, comme l’année précédente, des pertes béantes dans le porte-monnaie de Philippe Barre, mais qu’importe : celui qui prend des risques peut perdre, celui qui n’en prend pas perd toujours. Et Darwin a gagné un combat qui semblait perdu d’avance, en 2014, face à Vinci. Au terme d’une bataille de deux ans et demi, David a remporté un appel d’offres face à Goliath portant sur une gigantesque halle de 7 000 mètres carrés, qui abritera, un jour, entre autres, une auberge de jeunesse.
Du reste, malgré ses mille et un succès, l’expérience Darwin subit encore la pression du béton (2). Le festival Climax sera déplacé l’année prochaine à Cenon, sur le parc Palmer, perché sur les coteaux de la métropole bordelaise. Quant à l’avenir, il demeure suspendu à la décision de la mission de médiation : « Si on laisse la prédation de l’immobilier aller au bout, si on transforme Darwin en village gaulois, en enclave, alors ce ne sera plus Darwin, prévient Philippe Barre. S’il le faut, je l’extraderai ailleurs. Darwin, ce n’est pas un lieu, c’est une idée. »
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